(Note originellement publiée le 8 mars 2021 sur le site de l’Institut la Boétie, republiée ici suite à la refonte du site et la disparition des anciens articles.)
Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberespace, nouvelle demeure de l’esprit. Au nom de l’avenir, je vous demande, à vous qui êtes du passé, de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez aucun droit de souveraineté sur nos lieux de rencontre. […] Nous créerons une civilisation de l’esprit dans le Cyberespace. Puisse-t-elle être plus humaine et plus juste que le monde issu de vos gouvernements.
Déclaration d’indépendance du cyberespace, John Perry Barlow, 8 février 1996
Le mythe d’un Internet indépendant du politique
Le 8 février 1996, le Telecommunications Act1 est signé par Bill Clinton. Il organise la mise en concurrence des opérateurs de télécommunications états-uniens, incluant pour la première fois explicitement les fournisseurs d’accès à Internet. Le même jour, John Perry Barlow rédige sa Déclaration d’indépendance du cyberespace2 et la publie en ligne. Celle-ci rencontre un succès important, et, dans l’Internet encore jeune, est reproduite et diffusée en quelques mois sur des milliers de sites web.
John Parry Barlow, décédé en 2018 à 70 ans, était un militant des droits et libertés numériques et l’un des fondateurs de l’Electronic Frontier Foundation (EFF). Cette organisation américaine est une des principales à combattre la surveillance de masse, défendre le droit à la vie privée, la liberté d’expression sur le net, ou encore l’usage libre des technologies de chiffrement. Dans son texte introductif à la Déclaration d’indépendance du cyberspace, Barlow ne vise pas le Telecommunications Act dans son ensemble, mais tout particulièrement sa section 5, qui a pour objet de réguler la diffusion des contenus « obscènes et violents » sur Internet, comme cela se fait déjà à la télévision. Barlow n’est en effet pas un militant de l’émancipation : ni socialiste, ni conservateur traditionnel, il est un militant libertarien.
Cette idée que le monde numérique pourrait constituer un espace autonome, étranger aux lois des États-nations, est une des utopies fondatrices des pionniers d’Internet. Imprégné de la culture des Lumières, et en particulier de Thomas Jefferson, Barlow écrit « Nous sommes en train de former notre propre Contrat Social. Cette manière de gouverner émergera selon les conditions de notre monde, pas du vôtre. ».
Depuis 1969 et la première Request For Comment (« RFC », « demande de commentaire ») Internet et son ancêtre ARPANET sont en effet organisés par une communauté d’experts techniques, internationale, informelle, et ouverte à toutes et tous. Par le biais des RFC, chaque participant peut proposer un nouveau protocole ou une spécification technique, et la soumettre aux avis des autres. Certaines RFC, lorsqu’elles font consensus, deviennent les standards qui définissent les techniques permettant la communication et surtout l’interopérabilité du réseau. Depuis 1986, cette communauté se réunit sous le nom d’Internet Engineering Task Force, bien que cette organisation n’ait ni statuts, ni procédures d’adhésions.
Le mythe d’un Internet indépendant, espace de liberté, de coopérations et d’échanges de savoirs, existe encore aujourd’hui. Il est aussi à la racine du mouvement du logiciel libre, fondé par Richard Stallman en 19833. Durant la décennie 1970, l’usage principalement universitaire de l’informatique rendait peu pertinente la question de la propriété intellectuelle des logiciels. Ceux-ci étaient principalement écrits par les universitaires eux-mêmes, ou vendus à grande échelle, d’entreprise à administration, souvent en même temps que le matériel. Parce que leurs utilisateurs sont très souvent leurs auteurs, le fait de pouvoir garder le contrôle sur le produit de leur travail fait très tôt partie de l’éthique des pionniers de l’informatique4. Les premiers différends juridiques autour du code source des logiciels sont à l’origine du mouvement du logiciel libre. C’est la principale d’entre elles, opposant en 1992 AT&T à BSD, le système d’exploitation majoritairement utilisé à l’époque, qui fait le succès de ce mouvement, et de GNU/Linux, le système d’exploitation libre.
Les multinationales contre les peuples
Aujourd’hui , les GAFAMs semblent pourtant gouverner Internet. Contre les États et leurs peuples, ces nouvelles puissances du capitalisme contournent la loi et l’impôt, et engrangent des profits phénoménaux. Elles violent en permanence le droit des citoyens à la vie privée et à s’approprier comme ils l’entendent leurs outils numériques. Comment en est-on arrivé là ?
En 1995, les chercheurs anglais Richard Barbrook et Andy Cameron publient The Californian Ideology5. Ils y défendent l’idée que le développement néolibéral de l’économie numérique est soutenu par une hybridation d’idéologies opposées sur le spectre politique, mais qui se rejoignent en un point : une foi absolue dans l’idée selon laquelle l’utilisation libre du progrès technologique peut améliorer par elle-même le bien-être de l’humanité. Ce solutionnisme naïf croit pouvoir réduire la part du politique, ou la part du pouvoir tout court, dans l’organisation de la société et la résolution des problèmes auxquels elle fait face, grâce aux moyens qu’offrent les nouvelles technologies.
Internet tel qu’on le connaît aujourd’hui n’existerait pourtant pas sans les États. Avant sa séparation entre usages civils et militaires en 1980, ARPANET, l’ancêtre d’Internet, est un produit de la Défense états-unienne. Le protocole HTTP, qui permet l’existence des sites internet et du web tel qu’on le connaît aujourd’hui, a été inventé par Tim Berners-Lee en 1990 au CERN, avant d’être standardisé en 1996 dans une RFC6, et adopté comme standard par l’IETF en 1997.
Mais si les RFC sont toujours la manière dont sont standardisées les nouvelles technologies d’Internet, elles ne recouvrent plus la même réalité. Si la deuxième version d’HTTP, plus adaptée aux terminaux mobiles, a été affinée au sein de l’IETF, elle n’est qu’une évolution d’un protocole développé dans les laboratoires de Google. Google a un poids énorme dans la définition des standards du web : que son protocole soit approuvé ou non, il était de toute façon déjà en usage sur le navigateur Google Chrome. Mais c’est l’intervention de Facebook7 au sein du groupe de travail de l’IETF, qui a scellé le choix en faveur de la proposition de Google pour servir de base à HTTP/2, contre la proposition de Microsoft.
Les groupes de travail de l’IETF restent principalement composés de chercheurs et d’ingénieurs. Mais les grandes entreprises y ont un poids majeur, tout simplement car elles sont très souvent leurs employeuses. Le logiciel libre lui-même n’échappe pas aux intrusions des GAFAMs : à travers son système d’exploitation pour mobiles Android, Google est un des principaux distributeurs de Linux, qui est une composante de celui-ci ; Microsoft, autrefois farouche opposant au logiciel libre, a lui fait l’acquisition en 2018 de GitHub, le plus gros réseau social de développement collaboratif, hébergeant des milliers de logiciels libres, et des milliards de lignes de codes. En 2015, 80 % des contributions au code de Linux étaient le fait d’entreprises privées, parmi lesquelles Samsung, Google ou IBM8. Le principe du logiciel libre répond donc aussi à des besoins industriels9, de mutualisation des coûts10 et de diminution des risques en termes de propriété intellectuelle11, que le capitalisme a intégrés.
Internet n’est donc pas un espace en dehors du monde, et encore moins hors de la porté de tout pouvoir. Les cadres de décision d’Internet existent et sont facilement identifiables. Pensés pour être libres et ouverts, ils sont massivement investis par les pouvoirs capitalistes, au travers des chercheurs et des ingénieurs qu’ils emploient. Ils le sont très peu par les États. L’ICANN, organisation régulatrice de la distribution des noms de domaines et des adresses IP, longtemps sous contrat avec le département commercial états-unien, a même pris son indépendance en 2016, sous la pression de la Chine, l’Inde et la Russie. Mais cette indépendance ôte tout pouvoir aux États : ces derniers sont représentés dans un conseil consultatif, fonctionnant à l’unanimité des membres, laissant de fait toute la place aux acteurs privés qui participent à sa gouvernance. La France, il faut le souligner, s’était d’ailleurs élevée contre cette décision, aux côtés des pays d’Amérique latine et d’Afrique12.
Alors que de nombreux États réclamaient son transfert à l’ONU, l’argument de l’administration Obama était de ne pas laisser les pays non-démocratiques participer aux prises de décisions sur Internet et y imposer censure et surveillance. Les États-unis ne s’en sont pourtant pas privés, comme l’ont montrées les révélations d’Edward Snowden en 2013 sur les programmes de surveillance PRISM et Xkeyscore. Les géants du numérique, eux, ne sont évidemment en rien garants de quelconques libertés, imposant leur propre régime de surveillance et de censure, à des visés publicitaires et mercantiles.
Si des pays comme l’Arabie Saoudite censurent massivement Internet, nul autre État ne peut par ailleurs les en empêcher. Les réseaux numériques reposent en effet sur des infrastructures lourdes, câbles, routeurs, présents physiquement sur les territoires de chaque pays, et qu’il est possible de contrôler. De la même manière, jusqu’en 2013 et la pose d’un câble sous-marin la reliant au Venezuela, Cuba n’avait qu’un accès très limité à Internet, l’embargo états-unien l’empêchant physiquement de se relier au réseau mondial.
Mais même ces infrastructures tombent aujourd’hui petit à petit dans les mains des grandes puissances privées. Auparavant clients des opérateurs internationaux de télécommunication, Google ou Netflix construisent aujourd’hui leurs propres câbles sous-marins transatlantiques. Ils mettent ainsi à mal un des principes fondateurs de l’Internet : la neutralité du réseau. Ce principe impose que les données transitant par Internet ne peuvent être priorisées en fonction de leur origine ou de leur destinataire : dans un câble transatlantique appartenant à un opérateur classique, les données de Netflix circulent aussi vite que celles de Wikipedia13.
Cette neutralité du net ne tient que parce qu’elle est défendue par les États. Les opérateurs de télécommunication en sont les principaux adversaires : faire payer des droits de priorité serait pour eux un moyen considérable d’engranger des profits. La France disposait d’un atout majeur en ce domaine : Alcatel Submarine Network, entreprise française, est le numéro un mondial de la pose de câbles sous-marins. Elle a été vendue en 2016 à l’entreprise finlandaise Nokia. Son retour en France est une priorité stratégique.
Assurer notre indépendance pour construire un internet au service des peuples
Dans l’intérêt de ses citoyens, la France doit assurer son indépendance et sa sécurité dans le domaine du numérique. Bannir les contrats avec Microsoft, comme ceux du Health Data Hub, de la Défense, ou de l’Éducation nationale est une obligation évidente qu’il ne devrait pas être nécessaire de rappeler. Mais si ces contrats fleurissent, c’est aussi parce qu’ils répondent à un problème : les solutions techniques libres et interopérables, protégeant les données des citoyens, ne sont pas toujours disponibles.
L’interopérabilité est la construction et la mise en œuvre de standards et de codes de communications permettant à différents systèmes informatiques de communiquer entre eux malgré le fait qu’ils proviennent de constructeurs ou d’éditeurs différents. C’est une condition sine qua non de l’existence d’un Internet émancipateur et ouvert. Les stratégies comme celles de StopCovid, qui au nom de la souveraineté numérique, refusent de mettre en œuvre des standards internationaux du fait qu’ils ont été proposés par des grandes entreprises, sont à leur manière aussi, des reculs face aux GAFAM : StopCovid, quand bien même on admettrait qu’elle soit utile à la lutte contre l’épidémie, est aujourd’hui la seule application européenne à ne pas être compatible avec les autres – toutes compatibles entre elles.
Construire l’indépendance numérique de la France, au service de la paix et du progrès humain nécessite donc plus que du verbe. Garantir l’hébergement des données des services publics français sur des serveurs situés en France, et de droit français, nécessite de conserver notre savoir-faire industriel, déjà important en ce domaine. Mais il faut aussi envisager de renforcer ce savoir-faire au sein même des administrations, en renforçant les moyens et les pouvoirs de la Direction interministérielle du numérique (Dinum, anciennement DINSIC), dont les prérogatives ont été réduites en 2019 contre l’avis de ses salariés, entraînant une vague massive de démissions.
De la même manière, il ne suffit pas d’affirmer une préférence de l’État et de ses administrations pour le logiciel libre. Il faut envisager que l’État participe directement au développement de ces logiciels, qui sont des biens communs de l’humanité. L’informatique libre, nous l’avons vu, ne peut résister seule face aux GAFAM. Rien n’oblige la France à suivre la tendance mondiale au retrait des États de la gouvernance d’Internet. C’est en participant directement, par le biais de ses fonctionnaires et de sa recherche publique, aux instances ouvertes de décision que les grandes entreprises n’hésitent pas à investir frontalement, que l’État peut faire reculer ces dernières.
Cela nécessite des investissements massifs dans la recherche publique, afin que celle-ci soit de nouveau capable de développer les technologies et les standards qui feront le futur du numérique. Cela nécessite aussi, dans la recherche publique, que les contributions aux biens communs numériques soient mieux reconnues comme travail, afin de sortir de l’illusion selon laquelle l’informatique libre pourrait être majoritairement le fait de contributeurs bénévoles.
En développant le savoir-faire français dans le numérique au sein même de l’État, la France peut donc remplir deux objectifs : construire son indépendance et sa sécurité, en s’extrayant de la tutelle des grandes entreprises états-uniennes, et contribuer à un Internet mondial au service des peuples.
Jill Maud Royer
1. Telecommunications Act of 1996
2. Barlow, John Perry A Declaration of the Independence of Cyberspace, 8 février 1996
3. Sébastien Broca, Utopie du logiciel libre. Du bricolage informatique à la réinvention sociale, Le Passager Clandestin, 2013
4. Gabriella Coleman, Hacker politics and publics, Public Culture, 2011
5. Richard Barbrook and Andy Cameron, The Californian Ideology, Science as Culture, 1996
6. T. Berners-Lee et al., Hypertext Transfer Protocol – HTTP/1.0, RFC n° 1945, mai 1996
7. Doug Beaver, HTTP2 Expression of Interest, 15 juillet 2012
8. Linux Foundation, The Linux Foundation Releases Linux Development Report, 2015
9. Nicolas Jullien and Jean-Benoît Zimmermann, Le logiciel libre : une nouvelle approche de la propriété intellectuelle, Revue d’économie industrielle, 2002
10. Josh Lerner and Jean Tirole, Some simple economics of open source, The journal of industrial economics, 2002
11. Joachim Henkel, Simone Schöberl, Oliver Alexy, The emergence of openness : How and why firms adopt selective revealing in open innovation, Research Policy, 2014
12. Paris dénonce une « privatisation » de la gouvernance d’Internet, Le Monde, 24 mars 2016
13. Tim Wu, Network Neutrality, Broadband Discrimination, Journal of Telecommunications and High Technology Law, vol. 2, p. 141, 2003