Depuis quelques années, je fais rarement des grands voyages en été. Je me repose et je rends visite à mes ami⋅es partout en France. Je manque parfois de moments pour elles et eux les autres saisons, alors pendant trois semaines, j’organise soigneusement mon emploi du temps pour faire des sauts de puces d’une ville à l’autre. Nous rigolons ensemble, nous allons à la mer, nous cuisinons. Certains sont des ami⋅es d’enfance, d’autres des rencontres plus récentes. Certains ont des enfants avec qui je joue.
Cet été nous faisons tout en train. L’année dernière, avec ma compagne, nous avions fait 350 kilomètres à vélo et nous voulions toutes les deux remettre ça. Mais elle s’est blessée au genou il y a quelques mois, et ne peut plus faire de longues distances. Nous avons aidé ma petite sœur lors de son déménagement, et sur le trajet que nous faisons vers le nouvel appartement, un 4x4 l’a renversée. La blessure est réparable. Elle sera opérée en septembre. Mais pendant quelques secondes, j’ai eu très peur.
Je suis pacsée avec ma compagne depuis plusieurs années. Nous vivons ensemble dans un appartement à Paris. Nous y avons notre chambre, une cuisine, un salon avec un clic-clac pour les ami⋅es qui viennent nous rendre visite. Nous nous entendons bien avec nos voisins – surtout nos voisines même si nous nous fréquentons peu. Nous prenons soin de notre appartement. J’aime bien bricoler, alors je fais des ajouts par ci par là. Nous avons des plantes et des livres en nombre. Quand nous avons un peu d’argent de côté, nous essayons d’améliorer la déco ou l’équipement. Notre frigo commence à rendre l’âme sévèrement. Nous aimons cuisiner, et quand nous en avons l’énergie, nous pouvons y consacrer beaucoup de temps.
Quand je suis à Paris, je vais au travail tous les jours de semaine. Je passe par plusieurs rues bondées, j’écoute de la musique. J’essaie tant bien que mal que le vent ne me décoiffe pas trop. Je m’inquiète souvent de mon apparence, mais je déteste me sentir obligée d’y consacrer du temps alors que je n’en ai pas envie. J’aime bien choisir mes vêtements. J’ai quelques belles robes. Quand je les mets au travail, je reçois des compliments de mes collègues avisées et ça me fait plaisir. Mais en réalité, je suis la plupart du temps en jean-basket, par confort. Je me maquille peu, à part pour les soirées, où j’aime briller de milles feux.
Évidemment, je subis des micro-agressions le soir, en rentrant chez moi. Un homme marche à côté de moi et me demande en riant combien c’est. Je reçois des compliments d’inconnus. Quand je suis avec ma compagne, il est arrivé qu’un homme s’exclame « hé c’est des lesbiennes ! » en nous croisant sur le trottoir, parce que nous nous tenions la main.
Il y a quelques années dans un festival, un groupe d’hommes nous a violemment agressées. J’ai été très angoissée par les foules pendant de longs mois, et ça n’est pas complètement terminé. J’ai de la chance, beaucoup de femmes de mon entourage ont vécu pire. Je le sais, mais leurs hommes ou leurs amis masculins parfois ne le savent pas. Ce genre de choses se racontent d’abord entre femmes.
Bref, je suis une femme. Je ne l’ai pas toujours été. J’ai été un garçon pendant des années, mais cela semble aujourd’hui un lointain souvenir. Il est maintenant très rare que des inconnus me prennent pour un homme, surtout quand je suis fatiguée et que ma voix se perd dans les graves. Ça me stresse un peu parfois, mais ça n’arrive pas si souvent. En fait au restaurant, quand le serveur n’arrive pas à imaginer que deux femmes dînent ensemble, c’est surtout ma compagne qu’on appelle Monsieur.
Il y a quelques semaines, un député m’a refusé le droit de faire des enfants, sans m’avoir jamais rencontrée. Un autre avec lui s’est moqué de moi, comme si j’étais une abomination. Il ne m’a jamais vue. Pour lui, je n’existe pas. Je suis une émission de télévision où j’ai l’air pitoyable, un film où je suis ridicule, mais moi, je n’existe pas. Je n’en veux même pas, d’enfants. Avec d’autres femmes lesbiennes, nous nous sommes juste battues pour que toutes, nous puissions utiliser notre corps comme nous l’entendions.
Puis au beau milieu de l’été, une autre femme a dit publiquement que je n’existais pas. Que j’étais une impossibilité. Et tout le monde en discute pendant des jours. Je suis invisible à leurs yeux. Je me tiens loin d’eux, car cette invisibilité est aussi une protection. Ceux qui ont décidé que je n’existais pas expriment un souhait, pas un constat.
Alors je suis une femme, et je n’existe pas.